mercredi 27 janvier 2010

Ces sociétés qui s'évadent vers les paradis fiscaux

LE MONDE | 27.01.10

Avec "l'affaire Google", le 7 janvier, les Français ont découvert, stupéfaits, qu'une multinationale richissime pouvait - en toute légalité - alléger la charge de son impôt en s'installant dans un pays à la fiscalité douce, voire inexistante. Un paradis fiscal. Qu'elle pouvait exercer une activité commerciale importante en France et y réaliser de gros bénéfices, mais payer l'essentiel de ses impôts ailleurs, en l'occurrence en Irlande, où se trouve le siège social de Google.

La crise financière de 2008-2009 a donné du relief à la question du niveau d'imposition des grandes entreprises mondiales, qui s'adonnent toutes à l'optimisation fiscale. Elle scandalise l'opinion et mobilise certains pays, soucieux de récupérer de la matière fiscale pour réduire leur déficit public.

Dans leur combat contre les paradis fiscaux, engagé depuis la mi-2009 sous l'égide du G20, les Etats s'intéressent à une technique bien connue des entreprises : les "prix de transfert".

Ils correspondent aux prix auxquels s'effectuent les échanges de biens (produits, brevets, etc.) ou de services (prestations informatiques...) entre une maison mère et ses filiales à l'étranger.

Si ces prix sont équivalents aux prix du marché - ceux qu'aurait facturés la concurrence -, les multinationales sont dans la légalité ; s'ils sont faussés, la loi est enfreinte.

Or les multinationales présentes dans de très nombreux pays peuvent être tentées de se servir des prix de transfert pour localiser leurs profits dans ceux qui ont une faible fiscalité. Et, a contrario, déclarer leurs pertes dans les Etats à fort taux d'imposition sur les sociétés.

Les prix de transfert sont alors une manière subtile de frauder le fisc. Plus subtile que la dissimulation d'argent dans une société écran dans un centre offshore.

La fraude est plus facile lorsque les entreprises s'échangent des biens incorporels (brevets médicaux, logiciels informatiques, savoir-faire, etc.), pour lesquels aucun prix de marché n'existe.

Les exemples de ces pratiques sont nombreux. La maison mère d'un groupe de spiritueux français exporte des bouteilles vers sa filiale aux Bahamas à 3 euros, un prix unitaire très faible rapporté à ses coûts de production. Elle réalise alors un petit bénéfice.

Mais sa filiale bahamienne, elle, fait une bonne affaire puisqu'elle revend aux Etats-Unis les bouteilles 18 euros, soit six fois le prix auquel elle les a achetées et engrange ainsi de juteux profits.

La maison mère minore ses profits là où ils auraient été fortement taxés. La filiale ne paie quasiment rien au paradis fiscal qui l'héberge. Le gain fiscal, pour le groupe de spiritueux français, est énorme. Au passage, la France a été privée de l'impôt qui lui était dû.

Connaît-on l'ampleur de la fraude liée à l'usage illicite des prix de transfert ?

Pour Pascal Saint-Amans, expert fiscal à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), tout juste promu chef du secrétariat du Forum mondial sur l'échange d'informations fiscales, ce chiffrage est impossible dans le contexte d'opacité sur les prix pratiqués par les entreprises.

Il rappelle cependant que 60 % du commerce mondial se fait "intra-groupe". Le risque d'évasion, voire de fraude, fiscale est donc "potentiellement" élevé.

"L'abus des prix de transfert est un sujet à haut risque. Ils peuvent aussi servir de levier pour délocaliser de la matière taxable", souligne M. Saint-Amans.

Mais il met en garde contre les fantasmes et le sentiment, répandu, que le fisc serait laxiste envers les fraudeurs. "Les administrations fiscales sont extrêmement attentives et dures lorsqu'elles découvrent des infractions", affirme-t-il.

De fait, les gouvernements durcissent le ton à l'égard de la fraude fiscale internationale due aux entreprises : elle représente, en effet, plus de 80 % des montants totaux.

Aux Etats-Unis, le Congrès a chiffré à 100 milliards de dollars (71 milliards d'euros) la perte annuelle liée à l'évasion fiscale dans les centres offshore. Une partie substantielle serait liée aux prix de transfert.

Les Etats s'avancent avec prudence sur ce dossier. Car la question des impôts recoupe celle de la compétitivité des entreprises. Qu'un pays soit plus sévère que son voisin sur la traque fiscale, et les entreprises crieront à la distorsion.

Mais les lois se durcissent, notamment en France, où, depuis le 1er janvier 2010, les entreprises doivent justifier auprès du fisc leurs méthodes de calcul des prix de transfert au moment où ceux-ci sont fixés. Auparavant, elles n'étaient tenues de s'expliquer qu'au moment des contrôles fiscaux.

Pour Eva Joly, eurodéputée écologiste, "la prise de conscience de l'importance de la fraude fiscale internationale due aux entreprises galope, à en juger par la mobilisation des ONG et l'intérêt de l'opinion".

L'ex-magistrate de l'affaire Elf compare le phénomène à celui qui avait entouré la corruption dans le commerce mondial au début des années 1990 : "Un combat au début mal compris, qui avait abouti, en 1998, à une convention de l'OCDE obligeant les Etats à lutter contre la corruption."

Selon Mme Joly, l'enjeu lié à la fraude sur les prix de transfert est énorme : "C'est la criminalité des dix années à venir. Une criminalité extraordinairement complexe à détecter et à poursuivre."

Daniel Lebègue, président de l'ONG Transparency International en France, approuve : "Il faut accentuer la lutte contre l'utilisation factice des prix de transfert. Il paraît curieux qu'en France, le taux d'impôt effectif supporté par les grandes entreprises sur leurs bénéfices soit de 10 % quand celui des PME s'établit à 30 %."

Ainsi, selon ces experts, les lois doivent être renforcées. Trop peu de contrôles et de redressements - toujours confidentiels - seraient opérés par le fisc. La vraie fraude serait quasiment impossible à détecter.

Pour Christian Chavagneux, coauteur de l'ouvrage Les paradis fiscaux (La découverte, 2 007), une mesure réellement efficace serait de "contraindre les multinationales à publier, pays par pays, le montant de leur chiffre d'affaires, de leurs profits et de leurs impôts." Ainsi pourrait-on découvrir si cela correspond à une réalité économique. Une réflexion est en cours au sein de l'OCDE.

Anne Michel

mercredi 20 janvier 2010

La famille Michelin reconnaît l'existence d'une fondation au Liechtenstein

LEMONDE.FR avec AFP | 20.01.10

La famille Michelin a reconnu, mercredi 20 janvier 2010, l'existence d'une fondation au Liechtenstein, objet depuis un an d'une enquête judiciaire à Paris et dotée, selon Le Parisien, de 400 millions d'euros, a affirmé son avocat, Me Olivier Metzner.

Le parquet de Paris avait ouvert le 1er avril 2009 une enquête préliminaire sur des "mouvements de fonds atypiques" visant des fondations implantées au Liechtenstein susceptibles d'être liées au groupe de pneumatiques Michelin, à l'équipementier sportif Adidas, et au groupe pétrolier Elf, absorbé en 2000 par Total.

Dans son édition de mercredi, le Parisien affirme que, s'agissant de Michelin, l'enquête montrait qu'une fondation dénommée Copa était dotée de 400 millions d'euros de fonds et pourrait constituer une "réserve de fonds occulte" pour le groupe ou sa famille dirigeante. Elle est abritée par la banque LGT, au centre d'une gigantesque affaire de fraude fiscale révélée début 2008 en Allemagne.

L'AVOCAT REJETTE TOUTE FAUTE PÉNALE

Dans un communiqué, le groupe a "formellement" démenti posséder une "caisse noire". "Le groupe Michelin ne détient pas de fondation Copa, n'y est pas représenté et ne possède aucun compte dans la banque LGT au Liechtenstein", déclare-t-il dans un communiqué. Il ajoute qu'il envisage le dépôt d'une plainte en diffamation.

L'ancien patron du groupe, François Michelin a, en revanche, reconnu qu'il existait "une fondation créée par ses aïeux dans la période entre les deux guerres. Cette fondation était dédiée à financer des œuvres humanitaires, ce qu'elle poursuit", dit son avocat, Olivier Metzner, dans un communiqué. Créée en 1937, elle finance notamment des œuvres religieuses et universitaires, a-t-il précisé.

Selon Bercy, en droit liechtensteinois, une fondation (Stiftung) est constituée "par l'affectation d'un patrimoine à une fin déterminée et en faveur de bénéficiaires déterminés ou déterminables". Ses bénéficiaires résidant à l'étranger ne sont pas soumis, au Liechtenstein, à l'impôt sur les revenus distribués.

La situation de la fondation "a été régularisée auprès des autorités fiscales françaises", a précisé l'avocat, rejetant toute faute pénale. L'enquête judiciaire "se poursuit", a de son côté dit le parquet de Paris, sans plus de précision.

mardi 12 janvier 2010

Secrets bancaires

Le Monde | 12 janvier 2010

Elle a gardé l'encombrant secret toute sa vie. Mais lorsqu'elle a appris, à 82 ans, que l'Etat allait lancer une grande opération de régularisation fiscale, la vieille dame s'est dit que le moment était venu de parler. A l'avocat qui la reçoit alors dans son élégant cabinet de Neuilly, Emilie S. raconte comment, en 1950, à 24 ans, elle a reçu en héritage, de la part d'un inconnu, 1,3 million de francs de l'époque (200 000 euros actuels), sur un compte en Suisse. L'inconnu avait fait la guerre de 1914 avec son père. Sans famille, il avait décidé de léguer sa fortune, mise à l'abri dans une banque genevoise, à "l'enfant" dont son ami n'avait cessé de lui parler dans les tranchées.

La "belle histoire" d'Emilie S., difficile à justifier auprès du fisc, même si celle-ci affirme n'avoir jamais, en un demi-siècle, osé toucher à ce drôle de cadeau, est loin d'être unique. Entre avril et décembre 2009, la cellule de régularisation des avoirs cachés à l'étranger par des contribuables français, installée par le ministre du budget, Eric Woerth, a suscité des confessions inattendues.

Bien sûr, parmi les 3 000 candidats à la repentance fiscale, figurent des tricheurs patentés. Des contribuables allergiques à l'impôt et à l'Etat qui, après avoir soustrait de l'argent au fisc des années durant, dans un monde bienveillant envers les paradis fiscaux, redoutent à présent d'être poursuivis et sanctionnés. Des fraudeurs attirés par les promesses du gouvernement, la clémence de l'administration fiscale, l'absence de poursuites pénales et, très souvent aussi, la perspective de bénéficier à l'avenir du bouclier fiscal instauré par le gouvernement Villepin en 2006.

On trouve dans ce "bottin des 3 000" un riche financier bien connu des milieux d'affaires qui a mis sa retraite (et son carnet d'adresses) à profit pour aider des grands patrons de sa connaissance à mener à bien quelques opérations stratégiques délicates, et dont les commissions perçues en remerciement de ses bons services ont été versées sur un compte au Luxembourg. Ou cet industriel qui, revenant en France après de longues années d'expatriation, fortune faite grâce à un héritage, s'est gardé d'en faire la déclaration auprès de l'administration fiscale française. Il y a aussi cet intellectuel, qui, suivant le conseil de ses banquiers d'affaires, a créé plusieurs sociétés financières offshore, pour y cacher sa fortune personnelle.

Mais l'administration fiscale a aussi vu venir à elle des fraudeurs d'un tout autre genre. Des fraudeurs presque "malgré eux", dont l'histoire personnelle raconte l'Histoire de France dans sa période récente. Ainsi, ce vieux juif rescapé des camps, seul survivant d'une famille, qui, pour protéger son patrimoine de la spoliation sous le régime de Vichy, l'avait expatrié en Suisse. "Je vais régulariser ma situation. Je paierai les pénalités qu'on me demande, a-t-il confié à son avocat. Mais j'ai du mal à me considérer comme un fraudeur vis-à-vis de l'Etat français, qui, en 1942, a participé à la déportation de ma famille."

"Dans cette affaire, confirme Pierre Dedieu, avocat associé chez CMS bureau Francis Lefebvre à Paris, on tombe sur des cas surprenants. Certains sont émouvants. D'autres amusants. On voit défiler les grandes dates de l'histoire contemporaine et les craintes qu'elles ont suscitées." On croise des familles qui ont pris peur en 1936 au moment du Front populaire, pendant la seconde guerre mondiale, lors de l'écrasement du "printemps de Prague", en 1968, ou encore à l'entrée des communistes au gouvernement français en 1981. "Pour beaucoup d'entre elles, ce sont ces événements, et non des considérations d'ordre fiscal, qui les ont conduites à sécuriser leurs actifs à l'étranger", observe Pierre Dedieu. C'est le cas de ce riche particulier qui a sorti entre 30 et 40 kg d'or de France, en août 1968, après l'entrée des chars russes en Tchécoslovaquie.

Pour l'avocat, les témoignages de ces repentis fiscaux ont aussi une portée sociologique. Car, relate-t-il, la plupart des personnes qui ont dissimulé de l'argent à l'étranger, pour le protéger, sont aujourd'hui âgées. Et beaucoup ont conscience que ces pratiques correspondent à une époque révolue. Ils admettent, et constatent, qu'un changement de société s'opère. Au moment d'hériter, leurs enfants et leurs petits-enfants leur demandent des comptes. Ils veulent que tout soit en règle. Pas seulement pour respecter la loi mais aussi, parfois surtout, pour pouvoir jouir librement de leur argent. Leurs aïeuls thésaurisaient. Eux veulent consommer.

Ainsi, bon nombre de demandes de régularisation ont été poussées par la nouvelle génération. Celle des héritiers qui veulent pouvoir montrer patte blanche. Jean-Yves Mercier, fiscaliste de renom chez CMS bureau Francis Lefebvre, le confirme : "Dans ces milieux extrêmement aisés, les jeunes générations rompent avec des pratiques qui étaient presque passées dans la culture familiale. Ils ne veulent pas de problème."

Si les dossiers se règlent assez facilement dans les familles unies - surtout s'il s'agit d'héritages antérieurs à 2003, pour lesquels les droits de succession sont prescrits -, ils s'avèrent plus délicats à gérer en cas de conflit entre cohéritiers sur l'opportunité de se dénoncer au fisc. Que l'un veuille et l'autre pas, et la procédure devient impossible. Sauf pour l'audacieux qui entamerait la régularisation seul, au risque d'un contrôle fiscal généralisé pour tous les membres d'une famille. Et d'une guerre familiale assurée.

Cela s'est produit lors d'une récente affaire de succession. L'administration avait été mise au courant d'une grosse affaire de succession par le plus jeune héritier, qui ne voulait courir aucun risque vis-à-vis du fisc. Ses frères et soeurs ont eu la surprise de voir arriver le même jour, à leur domicile, une lettre des impôts leur annonçant un contrôle.

Mais c'est souvent le soulagement qui domine au terme d'une procédure de régularisation. Un avocat parisien cite le cas d'un riche industriel dont la fortune était cachée au Luxembourg depuis plusieurs générations et qui, pour apaiser sa culpabilité, faisait chaque année un gros chèque à une association caritative. Cet autre cadre retraité d'une filiale étrangère d'un groupe industriel français a fait une donation de 200 000 euros à des oeuvres au moment de sa régularisation.

"Ceux qui viennent se régulariser vivent mal leur incivisme. Ils ont un poids sur la conscience, atteste Jean-Yves Mercier. C'est étonnant, mais les détenteurs d'avoirs cachés issus d'un héritage sont souvent des contribuables scrupuleux qui acquittent leur impôt sur la fortune !" Au contraire, l'un de ses confrères évoque, amusé, cet homme d'affaires qui, régularisant sa situation auprès du fisc français, lui a demandé à conserver un "petit compte", avec "quelques avoirs", en Belgique. Quel que soit leur degré de culpabilité, les "repentis" partagent tous une même préoccupation de discrétion.

Mais ces histoires particulières ne doivent pas faire oublier le vrai visage de l'évasion fiscale. Le bilan de la cellule de régularisation de Bercy reste modeste. Elle n'a attiré dans ses filets qu'une majorité de "fraudeurs passifs", comme les nomme l'administration, même si les montants des capitaux cachés sont parfois spectaculaires : entre 1 et 3 millions d'euros pour un bon nombre de dossiers "haut de gamme" et jusqu'à plusieurs dizaines de millions d'euros pour quelques cas !

Les "vrais" fraudeurs, c'est-à-dire la grande majorité, sont, eux, restés dans l'ombre. La stratégie mise en oeuvre par M. Woerth, qui s'est procuré une liste comportant des milliers de noms de fraudeurs potentiels, pour partie issue d'un vol de données par un ancien employé de la banque HSBC en Suisse, les fera-t-elle sortir du bois ? "Beaucoup ont peur de se retrouver fichés par l'administration fiscale, estime le président du Cercle des fiscalistes, Philippe Bruneau. Les Français ont toujours eu un rapport particulier au fisc. On est passé d'une relation de méfiance après-guerre, à de la défiance dans les années 1990, qui s'est accentuée ces dernières années."

Les avocats ne sont pas convaincus de l'efficacité de la méthode Woerth. Ils pensent qu'elle ne fonctionnera pas auprès des fraudeurs "en plein exercice de leur art". Ceux-là, disent-ils, alimentent régulièrement leurs comptes dans les paradis fiscaux et n'ont pas la moindre envie de régulariser leur situation. Ils resteront en Suisse, au Luxembourg ou au Lichtenstein, où ils pourront négocier de manière discrétionnaire d'avantageux forfaits fiscaux.

Les derniers ne se dévoileront pas, de peur d'être jugés plus criminels qu'ils ne sont. D'autres, enfin, voudront garder le secret d'une fortune cachée à l'étranger, de peur de susciter la convoitise de leur propre famille.

"On ne se fait pas beaucoup d'illusions : les gens qui dissimulent des avoirs dans des paradis fiscaux grâce à des techniques sophistiquées ne vont pas toquer à la porte du ministère des finances, lance Vincent Drezet, du Syndicat national unifié des impôts (SNUI). La seule chose efficace, c'est de dissuader la fraude avec des mesures législatives fortes."

Quant à l'argent sale caché à l'étranger, il revient à la justice de le traquer. Car les fonds provenant du crime organisé ou de délits imprescriptibles tels que l'abus de bien social (ABS) ne peuvent évidemment faire l'objet d'une régularisation. Pour se protéger contre tout abus, les avocats exigent d'ailleurs de leurs clients une lettre attestant de leur honnêteté. Qu'ils pourront, le cas échéant, produire devant un juge.

Anne Michel