Le Monde 16/03/2016 Par Anne Michel
http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/03/16/les-profits-juteux-des-banques-francaises-dans-les-paradis-fiscaux_4883928_3234.html
Les banques françaises abusent-elles des paradis fiscaux ? Dans un rapport inédit, fondé sur des données officielles, et publié mercredi 16 mars, trois organisations non gouvernementales (le Comité catholique contre la faim et pour le développement-Terre solidaire – CCFD, Oxfam France et le Secours catholique-Caritas France) associées à la Plateforme paradis fiscaux et judiciaires, un réseau anticorruption, livrent ce chiffre choc : à elles cinq, BNP Paribas, la Société générale, BPCE (Banque populaire-Caisse d’épargne), le Crédit agricole et le Crédit mutuel-CIC ont réalisé 5 milliards d’euros de bénéfices dans des pays à basse fiscalité en 2014.
Ce montant est important : il représente le tiers des profits réalisés par ces banques hors de France (15,3 milliards d’euros au total). Le Luxembourg, dont la place financière a prospéré grâce à son régime fiscal ultra-avantageux pour les multinationales, accueille à lui seul 11 % de ces bénéfices ; ce qui en fait le troisième pays le plus lucratif pour ces groupes bancaires après la France et les Etats-Unis.
Une première
Les paradis fiscaux profitent d’ailleurs largement aux banques.
Car s’ils représentent un tiers de leurs profits à l’étranger, ils ne représentent qu’un quart de leur chiffre d’affaires à l’étranger, un cinquième de leurs impôts et seulement un sixième de leurs employés.
« Jusqu’ici on avait l’intuition que les paradis fiscaux jouaient un rôle essentiel dans la stratégie de développement à l’international des banques. Grâce à l’exercice de transparence auquel doivent désormais se plier les banques, en voici la preuve documentée », estiment Manon Aubry (Oxfam France) et Lucie Watrinet (CCFD-Terre solidaire), coautrices de l’enquête.
« Les activités des cinq grandes banques françaises dans leurs paradis fiscaux sont 60 % plus lucratives que dans le reste du monde. Ces chiffres doivent nous conduire à nous interroger sur l’usage que font les banques de ces territoires et la nature des activités qu’elles y mènent ou y localisent : transfert artificiel de bénéfices et donc réduction de leurs propres impôts, facilitation de l’évasion fiscale de leurs clients ou encore activités spéculatives et risquées, en contournement de leurs obligations réglementaires… »
Pour dresser leur constat, les ONG ont analysé, plusieurs mois durant, les données très détaillées publiées en 2015 par les banques, pour l’année 2014, sur leurs activités pays par pays (chiffre d’affaires, nombre d’employés et nombre de filiales). C’est la première fois que de telles informations sont rendues publiques, en application de la loi bancaire française de juillet 2013. Auparavant, seul le comptage de leurs filiales était possible.
Afin de contourner l’éternelle polémique sur la qualification de paradis fiscal et le nombre de paradis retenus – les pays désignés comme tels récusant toujours ce statut et les banques en contestant aussi le bien-fondé –, le rapport s’est basé sur la liste de Tax Justice Network, qui fait référence au niveau mondial. Et ce, en excluant même de cette liste le Royaume-Uni, les Etats-Unis et le Portugal, en raison de l’étroitesse des zones géographiques concernées par rapport au reste de leur économie (respectivement la City de Londres, le Delaware et Madère).
Des filiales offshore sans aucun salarié
En tête du palmarès établi par ces ONG : BNP Paribas et la Société générale, les deux banques qui enregistrent les bénéfices les plus importants dans les paradis fiscaux « en valeur absolue », relèvent-elles, soit respectivement 2,4 milliards et 1,3 milliard d’euros. La Société générale serait, pour sa part, et à ce titre, la banque « la plus rentable, à volume d’activité égal, ses activités dans les paradis fiscaux rapportant plus de quatre fois plus que dans les autres pays ».
Au passage, les ONG soulignent que les salariés des banques étudiées se révèlent en moyenne 2,6 fois plus productifs dans les paradis fiscaux que dans les autres pays. Leur rapport cite en exemple « le travail d’un salarié BPCE en Irlande, [rapportant] en moyenne 1,7 million d’euros (pour l’année 2014, donc), soit 31 fois plus que la moyenne des salariés de la banque dans l’ensemble de ses pays d’activités ».
Dans 34 cas, d’après les données qu’elles ont elles-mêmes publiées, les banques possèdent même des filiales offshore sans aucun salarié. La palme en la matière reviendrait aux îles Caïmans, où les cinq groupes français ont implanté seize filiales sans effectifs et où 45 millions d’euros de bénéfices cumulés sont pourtant déclarés pour 2014.
Enfin, à taux de profits égaux, les banques françaises paient deux fois moins d’impôts dans les paradis fiscaux, et dans 19 cas n’en paient aucun.
« Ce sont des résultats singuliers qui s’expliquent par les facilités fiscales et réglementaires qu’offrent ces pays et territoires.
L’ère des paradis fiscaux est loin d’être révolue », conclut Manon Aubry. Avant d’interroger : « Combien de scandales d’évasion et de fraude fiscales devront-ils encore éclater avant que l’on fasse toute la lumière sur les stratégies de contournement fiscal des entreprises ? »
Se fondant sur leur rapport et l’effet vertueux, estiment-elles, de la transparence, les ONG appellent la France à étendre l’obligation de reporting public à toutes les grandes multinationales. Le sujet sera à l’agenda lors de l’examen du projet de loi sur la transparence de la vie économique à l’Assemblée nationale, dont le passage en conseil des ministres est désormais prévu le 30 mars.