mercredi 11 mars 2009

L'argent caché des paradis fiscaux, Le Point, 26 février 2009

Ce jour, un article du Point

L'argent caché des paradis fiscaux

Scandale. La chasse aux 10 000 milliards de dollars placés dans les paradis fiscaux est ouverte. Enquête. Le Point, 26 février 2009. Par Mélanie Delattre

C'est le nouvel Axe du mal. « Pour l'instant, on s'est contenté d'armes trop légères. Moi, je suis pour une action à la dynamite. » Dominique Strauss-Kahn, le patron du FMI, veut-il envoyer les chars à Pyong-yang, bombarder Téhéran ? Pas du tout. Il suggère simplement d'employer les grands moyens pour en finir avec les Etats voyous de la finance mondiale, leurs armes de défiscalisation massive et leurs bombes à retardement que sont les fonds spéculatifs. Il n'est pas le seul à avoir déclenché l'artillerie lourde. Nicolas Sarkozy est lui aussi très remonté sur le sujet. Il vient d'annoncer qu'il allait « poser des questions » à ses encombrantes dépendances que sont Andorre et Monaco. Voire demander des comptes à son voisin européen, le Luxembourg. Ce dernier est pourtant dirigé par Jean-Claude Juncker, patron de l'Eurogroupe, petit club informel des argentiers de la Zone euro. Le président est revenu à la charge auprès de ses partenaires européens il y a quelques jours dans le cadre de la préparation du sommet du G20 à Berlin. Son discours : en finir avec les paradis fiscaux, rien de moins...

Longtemps complaisants à l'égard des Bahamas, des îles Caïmans et autres micro-Etats des Caraïbes, les Etats-Unis semblent eux aussi désormais décidés à s'attaquer au fléau. Emmenés par un Barack Obama signataire en 2007 (alors qu'il était encore simple sénateur) du Stop Tax Haven Abuses Act (stoppez les abus des paradis fiscaux, une proposition de loi visant à limiter l'évasion fiscale vers les territoires offshore), les Etats-Unis sont entrés dans la bataille. Après avoir obtenu le 18 février que la banque suisse UBS paie une amende de 780 millions de dollars et livre les noms de 250 clients qui ont fraudé le fisc, Washington exige maintenant des informations sur 52 000 comptes censés rester anonymes. Quand on sait que le secret bancaire suisse est né il y a presque trois siècles-en 1713 exactement-, on peut se demander quelle mouche a piqué les juges américains. Depuis la Grèce antique et ses ports détaxés, le système économique international abrite des « trous noirs » financiers qui prospèrent au nez et à la barbe des Etats sans que personne y trouve à redire.

Suspicion

Oui mais... La crise financière est passée par là. Et les paradis fiscaux sont accusés de tous les maux : leur manque de transparence rend difficile le repérage des risques bancaires et entretient la méfiance des marchés, une catastrophe en ces temps de suspicion généralisée. Comme le rappelle Daniel Lebègue, président de la section française de l'ONG Transparency International, « la faveur fiscale offerte par ces Etats s'accompagne bien souvent d'une opacité législative » . Les deux conditions doivent être réunies pour qu'un pays soit considéré comme un paradis fiscal au sens de l'OCDE (voir carte) . Malgré son taux d'imposition sur les sociétés de 12,5 %, l'Irlande n'est pas un paradis fiscal au sens strict du terme. Juste une île à la fiscalité très légère. En revanche, les rochers tropicaux de la mer des Caraïbes et du Pacifique, de même que bon nombre de micro-Etats européens voisins de grands pays (Monaco, Liechtenstein, Andorre ou les îles Anglo-Normandes) présentent le double avantage d'offrir des facilités fiscales et des lacunes réglementaires.

« Jusqu'il y a six mois, Andorre-pays situé à quelques heures seulement de Paris-n'exigeait pas des sociétés basées sur son territoire qu'elles publient un bilan et un compte de résultat » , rappelle Pascal de Saint-Amans, chef de la division chargée de la coopération internationale et de la compétition fiscale à l'OCDE. Un laxisme qui prévaut toujours dans bon nombre de ces Etats d'opérette. Aux Bahamas, le président de la banque centrale est un amiral à la retraite qui ne connaît rien à la finance. Quand on sait que l'archipel compte plus de 200 établissements financiers et autant de hedge funds, il y a de quoi frémir. Ou se réjouir, selon que l'on se trouve du côté du contribuable floué par la crise financière ou du côté des banques, entreprises et riches particuliers qui profitent de ces oasis de liberté pour alléger leur facture fiscale en toute légalité.

« La liberté de circulation des hommes et des capitaux est un droit inaliénable » , rappelle l'avocat Eric Ginter, spécialiste de la fiscalité au sein du cabinet Sarrau Thomas Couderc. Il n'est pas interdit d'avoir un compte au Luxembourg s'il est déclaré. Pas plus qu'il n'est illégal de constituer une fondation pour organiser sa succession et, ou de monter une société dans lequel votre nom n'apparaît pas. « C'est même pour certains clients issus de pays instables, à l'administration policière, une question de survie » , insiste-t-il. Certes. Mais c'est surtout pour un petit nombre de VIP-cadres dirigeants de multinationales, héritiers de grandes fortunes industrielles, stars hollywoodiennes, émirs et oligarques-le moyen d'échapper à toute contrainte fiscale et sociale. Eden pour beautiful people paresssant sur les plages de Lyford Cay, résidence très privée (et non fiscalisée) des Bahamas, à l'instar de Sean Connery, d'Alain Wertheimer-co-propriétaire de Chanel-et de plusieurs membres de la famille Bacardi, les paradis fiscaux servent également de refuge à des individus moins fréquentables. Criminels et trafiquants en tout genre raffolent de ces maillons faibles du système financier international. En rompant la chaîne de la traçabilité de l'argent, les paradis fiscaux permettent aux fonds à la provenance douteuse de réintégrer le circuit bancaire traditionnel et de brouiller les pistes en cas de recherche de leur origine. Les enquêteurs de Tracfin se sont ainsi arraché les cheveux sur le cas d'un ressortissant russe désireux d'acquérir un important bien immobilier au travers d'une série de sociétés taxis chypriotes n'ayant pas d'activité véritable et utilisant des comptes bancaires allemands et suisses.

Pourtant, les activités interdites et crapuleuses ne suffisent pas à faire vivre à elles seules ces Etats coffres-forts ! 10 000 milliards de dollars d'actifs financiers dorment dans les caisses des paradis fiscaux. Presque cinq fois le PIB de la France. Bien plus que ne peut en générer l'industrie du crime. D'autant que les politiques de lutte contre le blanchiment d'argent sale, désormais coordonnées au niveau européen, commencent à porter leurs fruits. « Hormis à Chypre ou à Gibraltar, qui continuent à fermer les yeux sur un certain nombre de trafics, il est désormais difficile de placer de l'argent dans la sphère occidentale sans se faire repérer » , constate Daniel Lebègue.

Acrobaties financières

Si les paradis fiscaux continuent à prospérer, c'est d'abord parce qu'ils ont su se rendre indispensables dans un monde capitaliste globalisé, selon l'argument de leurs défenseurs ! Qu'on en juge : 50 % du commerce international y transite et ils hébergent, selon le FMI, 4 000 banques, les deux tiers des hedge funds et 2 millions de sociétés écrans. L'appétit de la finance internationale pour ces Etats moins-disants en termes de contraintes et de réglementations explique que des confettis comme les Caïmans ou les Bermudes aient pu se hisser en tête du classement des plus grandes places financières mondiales (voir reportage) . Les spéculateurs ne sont pas les seuls à s'y précipiter.

Les plus grands établissements financiers y sont eux aussi largement représentés. Citigroup, première banque du monde, possède 427 filiales dans des centres off-shore, y compris dans des endroits aussi exotiques que Saint-Kitts-et-Nevis, Macau et les îles Turques-et-Caïques. Bank of America, 311. Et les françaises ne sont pas en reste. Mutualistes ou commerciales, toutes y ont des antennes (voir encadré) . Non contentes de s'y livrer à des acrobaties financières derrière des sociétés écrans, trusts ou special purpose vehicles , elles font la promotion des paradis fiscaux auprès de leurs clients, leur proposant divers produits défiscalisés et juteux investissements. On pouvait ainsi lire il y a quelques semaines sur le site de BNP Paribas, nettoyé depuis : « Aux îles Caïmans, nos professionnels oeuvrent au service d'un grand nombre d'entités financées par quelques-unes des grandes banques et entreprises commerciales mondiales. Notre offre comporte entre autres des services de trustee, d'administrateur, de secrétaire général et d'agence principale/siège social. » Le kit de la société écran à monter soi-même, en quelque sorte... A la Société générale, un client s'est carrément vu proposer par son agence locale d'exfiltrer vers le Luxembourg une partie de son argent « oublié » par l'administration... Ces établissements, qui tendent une main à l'Etat pour se renflouer après leurs incartades de ces dernières années, le volent de l'autre, avec l'aide indirecte des paradis fiscaux dans les deux cas. « Nous ne sommes pas régulateurs ni directeurs des services fiscaux de l'Etat, rétorque un banquier, le seul qui ait accepté de nous recevoir dans le cadre de cette enquête. On ne fait pas les lois, on les applique. »

Cela tombe bien, elles pourraient changer plus vite que prévu. Face aux désordres du capitalisme financier, les grandes puissances semblent décidées à agir. En obligeant les banques nationales à déclarer les comptes offshore de leurs clients, l'Irlande a déjà récupéré plus de 1 milliard d'euros. Cette mesure simple (et qui peut rapporter gros) est étudiée de près par le gouvernement français, qui pourrait s'en inspirer (voir interview d'Eric Woerth ) en attendant que l'OCDE livre sa nouvelle liste des paradis fiscaux, préalable nécessaire à toute mesure de rétorsion massive. Dénonciation des conventions fiscales avec les Etats qui n'acceptent pas l'échange de renseignements, taxation des ressortissants disposant de revenus importants (même légaux) dans les paradis fiscaux, obligation pour les banques de signaler d'éventuels soupçons de fraude fiscale, comme le prévoit le projet de directive européenne sur le secret bancaire : les moyens d'affaiblir les paradis fiscaux et de les faire entrer dans le rang ne manquent pas.

Encore faudrait-il pour cela que les Etats occidentaux en aient réellement la volonté. Après tout, eux qui jouent les vierges effarouchées ne sont pas les derniers à utiliser les paradis fiscaux. « S'il n'existait pas d'écrans noirs derrière lesquels se cacher, comment Paris, qui respecte scrupuleusement la convention de l'OCDE interdisant la corruption d'agents publics étrangers, vendrait-il ses centrales électriques, ses trains, ses Rafale ? » interroge le fiscaliste Rémi Dhonneur, du cabinet DLF. Sans qu'il soit question de pots-de-vin, France Domaine, l'institution chargée de gérer les biens immobiliers de l'Etat, s'est fait épingler dans le dernier rapport de la Cour des comptes pour avoir à plusieurs reprises cédé des immeubles de prestige à des sociétés immatriculées dans des paradis fiscaux, notamment au Luxembourg et aux îles Vierges britanniques, sans alerter Tracfin.

Ennemi intérieur

Dans les couloirs de l'Assemblée nationale, où les membres de la mission d'information parlementaire chargée de se pencher sur le sujet s'apprêtent à entendre Daniel Lebègue, le député PS Henri Emmanuelli fait part de son scepticisme. « Tout le monde est plein de bonne volonté sur le sujet, et le moment s'y prête, mais vous allez voir... Entre les grandes annonces et leur application, un certain temps va s'écouler » , prédit-il. Déjà, le gouvernement-pourtant unanime sur le sujet-semble lâcher du lest. Le président de la République avait affirmé au dernier Conseil européen à Bruxelles qu' « il ne serait pas normal qu'une banque à qui nous octroierions des fonds propres continue à travailler dans des paradis fiscaux » . Or cette question n'a, selon Baudouin Prot, DG de BNP Paribas, jamais été abordée par les pouvoirs publics dans le cadre des contreparties exigées dans le plan de soutien à ces établissements bancaires !

Par ailleurs, « si l'on veut lutter efficacement contre le fléau des paradis fiscaux, il faut une action coordonnée, au moins au niveau européen » , estime Daniel Lebègue. C'est là que le bât blesse. Car l'ennemi n'est pas seulement à la frontière, il est à l'intérieur. « Le Luxembourg, l'Autriche et dans une moindre mesure la Belgique connaissent une forme plus ou moins hermétique de secret bancaire. Or, dans l'Union européenne, les décisions qui touchent à la fiscalité se prennent à l'unanimité... On voit mal ces trois pays scier la branche sur laquelle ils sont assis » , commente Henri Emmanuelli. Il a ainsi fallu cinq ans d'âpres négociations pour que les pays de l'UE adoptent une directive a minima sur la fiscalité de l'épargne. Obtenir des Vingt-Sept qu'ils se prononcent en faveur de la levée du secret bancaire et obligent les établissement financiers à signaler des soupçons de fraude fiscale, comme le voudrait le projet de directive écrit par la Commission, risque de prendre des siècles. Bazooka ou pétard mouillé, la lutte contre les paradis fiscaux n'a pas fini de faire parler. Cela ne rapportera peut-être pas d'argent dans les caisses de l'Etat, mais sert au moins à détourner l'attention de l'opinion des vraies questions que sont le pouvoir d'achat et la dette publique. Dette qui-ne nous y trompons pas-finira en partie négociée et placée dans un paradis fiscal...

Les milliards de l'ombre

10 000 milliards de dollars d'actifs financiers en dépôt ou en gestion dans des paradis fiscaux.

50 % des flux financiers mondiaux transitent par les paradis fiscaux.

Selon le FMI, ces paradis hébergent 4 000 banques, les deux tiers des fonds spéculatifs et 2 millions de sociétés écrans.

Fraude fiscale au niveau mondial : entre 350 et 500 milliards, selon une étude Banque mondiale/Cnuced.

100 milliards de perte de recettes fiscales pour le Trésor américain du fait de l'existence des paradis fiscaux.

Entre 20 et 25 milliards d'euros de perte de recettes fiscales pour l'Allemagne.

Entre 15 et 20 milliards de perte de recettes fiscales pour la France (soit le déficit budgétaire de la Sécurité sociale en 2009).

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